Gilbert-Luc Devinaz : légaliser le cannabis est la moins mauvaise des solutions

ParlonsCanna
Dans ce nouvel épisode de la saison 2 de Parlons Canna, nous sommes en compagnie d’une personnalité politique. Sénateur du nouveau Rhône et de la métropole de Lyon, membre du parti socialiste, il siège aujourd’hui à la commission d’aménagement du territoire et développement durable. Il s’agit de Gilbert-Luc Devinaz, ancien élu de Villeurbanne, et instigateur du débat sur la légalisation du cannabis dans sa ville. C’est un débat ayant réuni plusieurs centaines de personnes, et ayant abouti à des résultats très positifs. Il est aussi à l’origine d’une tribune visant à lancer une concertation pour une proposition de loi sur la légalisation du cannabis en France. Nous en parlerons dans cette interview mais avant, découvrons le personnage de Gilbert-Luc Devinaz.
Qui êtes-vous? Quel est votre parcours?
Je suis au Sénat et j’exerce en même temps la fonction d’élu dans la métropole de Lyon. Je rappelle qu’un parlementaire ne peut siéger que dans une collectivité territoriale, mais celle de Lyon est un peu particulière. Aujourd’hui à la retraite, j’ai eu un parcours professionnel bien rempli. J’ai travaillé comme chargé d’études en géologie, dans le domaine du transport, de la gestion du trafic, puis chargé de communication gestion de crise et risques naturels.
En parallèle, j’ai eu deux engagements. L’un dans une organisation syndicale à la CGT, et l’autre dans un parti socialiste, dans la commune où je vis. Dans ce parti, on m’a proposé d’entrer dans l’équipe municipale. Je suis devenu conseiller municipal, adjoint en sport et adjoint à la sécurité. En 2017, j’ai quitté ces fonctions pour devenir sénateur.
Toutes ces fonctions ont dû beaucoup vous occuper. Comment avez vous trouvé du temps pour ça?
En politique, il faut de l’énergie et de la conviction. Je pense aussi disposer d’une bonne santé, surtout que je fais beaucoup d’activités physiques comme la spéléologie. J’ai aussi eu la chance d’être délégué au sport sur la ville de Villeurbanne. C’était une occasion de rencontrer toutes sortes de gens et des bénévoles dans les clubs. Cela encourage à faire ressortir le meilleur de vous-même pour satisfaire l’ensemble d’une communauté.
Quand vous avez été adjoint à la sécurité, vous étiez confronté à la problématique des points de deal de cannabis. Parlez-nous en un peu.
La première fois que je suis devenu adjoint à la sécurité, c’était en 1995, et j’y suis resté jusqu’en 2001. A l’époque, il n’y avait pas de caméras comme aujourd’hui et les effectifs de la police municipale n’étaient pas aussi développés. Pour moi, la sécurité comprend 5 étapes: la prévention, la médiation, la dissuasion, la réparation et la neutralisation. Bref, celui qui a commis un acte délictueux doit rendre des comptes à la société.
A Villeurbanne, nous avons fait beaucoup de prévention. En 1995, il y avait déjà des points de deal. Quelques uns posaient des problèmes de voisinage, car les délinquants volaient souvent à la tire pour se payer de la drogue. A un moment donné, la police a laissé faire pour mieux comprendre le fonctionnement des réseaux, et savoir comment les neutraliser d’en haut. Nous en avons discuté avec le commissaire pour ramener le calme dans le quartier. Mais les dealers finissaient par revenir au bout de six mois ou changeaient de point de deal.

Il y a un marché avec une offre et une demande constante. A côté, les résultats de police sont loin d’être excellents. Qu’en dites-vous?
J’ai repris la sécurité en 2007, pendant que les dealers ont changé de mode opératoire. Ils ne dealaient plus avec des produits sur eux. Les échanges pouvaient se passer sous les caméras de surveillance sans qu’il y ait de la drogue qui circule. Il n’y avait que de l’argent ou des bouts de papiers pour indiquer où récupérer la came. La population vivait très mal de cette délinquance. Sous la pression de l’Etat, la préfecture a décidé d’installer plus de caméras et augmenté les effectifs de la police municipale. Entre 1995 et aujourd’hui, le problème est loin d’avoir diminué. Au contraire il a augmenté malgré la répression et les moyens techniques. Par exemple, les caméras ne permettent pas d’empêcher l’acte délictueux mais de retrouver celui qui l’a commis. Aujourd’hui, ce ne sont pas les consommateurs qui posent problème, mais les points de deal.
Vous avez discuté de la légalisation du cannabis avec la population. Parlez-nous de ces réunions
En 2019, l’équipe municipale, plus précisément l’adjoint à la jeunesse et l’adjoint à la sécurité, décident de lancer un débat sur la légalisation du cannabis. Ce débat a eu lieu 8 mois avant les élections municipales. Contre toute attente, cela s’est très bien passé. L’équipe municipale a été rajeunie et reconduite. C’était une prise de risque énorme, mais ça a impacté positivement sur les élections.
Mes deux collègues ont organisé des réunions avec des centaines de personnes. Certaines étaient contre la légalisation, et d’autres en faveur. Mais à la sortie du débat, les participants ont reconnu majoritairement que la légalisation pourrait être une solution.
Qu’est-ce que ce débat a apporté à Villeurbanne, en sachant qu’il aurait été impossible de ne légaliser le cannabis que dans cette ville?
Il est vrai que peu de jeunes sont intéressés par le vote. Cependant, la stratégie n’avait pas pour objectif de les faire venir dans les bureaux de vote. Toute la société villeurbannaise, tout âge confondu, a participé au débat. Il s’agit de démontrer qu’on peut débattre d’un sujet difficile avec l’ensemble de la population, et que l’opinion publique est prête pour ce genre de débat. Elle ne serait pas heurtée du fait qu’on arrête d’interdire le cannabis et qu’on le légalise.
Pourquoi ce débat n’est-il pas encore un débat national?
Je suis devenu sénateur, mais je continue toujours d’occuper la fonction de conseiller municipal. Mes collègues m’ont dit qu’en tant que parlementaire, je devrai reprendre le travail que nous avons commencé avec le groupe dans lequel je siège. Nous avons commencé en 2019, puis il y a eu le covid. Ensuite, nous avons repris la réflexion sur le cannabis en 2021 avec un groupe de sénatrices et de sénateurs.
En août dernier, nous avons également eu une tribune pour relancer le débat au niveau national. On peut dire que ça a marché puisque ça a fait beaucoup de bruits dans les médias nationaux. Tenez-vous informés! (ndlr)
Là où je siège actuellement, nous sommes 64. 32 de mes collègues ont cosigné la proposition de loi pour la légalisation du cannabis. Les 32 autres ne sont pas convaincus, ou du moins s’interrogent encore sur le sujet. Par conséquent, notre travail n’est pas encore terminé car il reste des auditions à mener. Une fois rédigée, la proposition de loi sera déposée. Le débat reprendra au Sénat puis à l’Assemblée Nationale.
Par ailleurs, je dis toujours que la légalisation n’est pas la banalisation du cannabis. En effet, c’est une drogue, mais pas comme l’alcool ni le tabac. Il y a différentes façons de légaliser, mais la pire façon de le faire c’est de rentrer dans une logique d’offre et de demande très libérale.
La légalisation du cannabis n’est pas politiquement correcte, mais plus une question de conviction. Quels sont selon vous les avantages?
Nous n’avons pas dit vouloir légaliser le cannabis. Nous avons dit qu’il y a 3 possibilités. La première est la la prohibition. Quand j’étais adjoint à la sécurité, les choses ne se sont pas arrangées malgré plus de moyens et les opérations de police. Les dealers reprennent une fois que les flics sont partis. Les gens dans les quartiers subissent.
Comme dit le maire de Saint-Denis :
“On parle d’économie souterraine, mais c’est d’abord une économie mafieuse, et nous on n’en voit pas un brin. On ne voit que les inconvénients”.
C’est la même chose à Villeurbanne. Les deux autres alternatives sont la dépénalisation et la légalisation.
Ensuite, nous avons examiné ces trois possibilités avec les éléments transversaux que sont la prévention, la santé publique, la sécurité, et les aspects économiques. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il n’y a pas de bonne solution, mais la moins mauvaise est la légalisation.
La prévention
On ne peut pas faire de la prévention sur un produit qui est interdit, ni sur un produit qui est dépénalisé. Si on légalise comme l’alcool, on peut faire de la prévention.
La santé publique
Il y a deux aspects. On ne connaît pas la qualité des produits commercialisés, ni ce qu’ils peuvent contenir. Consommer ce cannabis-là peut causer des problèmes de santé. Il est impossible de faire un suivi médical de l’usager sur un produit qui est interdit.
La sécurité
Coté sécurité, à partir du moment ou le cannabis n’est plus prohibé, on supprime les points de deal en mettant en place un système légal.
L’aspect économique
Si cette économie mafieuse devient légale, elle peut faire rentrer l’argent dans les caisses de l’Etat. Là, on peut aussi renforcer les politiques de prévention et de santé publique. En parallèle on peut dégager les policiers et gendarmes qui surveillent les points de deal sur d’autres problématiques de sécurité. Cela permettrait également de désengorger les tribunaux qui prennent un retard gigantesque.
Bref, il n’y a pas de bonne solution. Il faut que la société se sente bien dans ses baskets, sans avoir besoin de recourir à un artifice. L’idéal c’est que personne ne se drogue, mais c’est un idéal et non une réalité.
Pourquoi n’avons-nous pas légalisé le cannabis alors que d’autres pays l’ont fait avant nous?
Selon une sociologue de l’université de Clermont Ferrand, le problème remonte au mouvement de mai 1968, où la génération avait effrayé l’ordre établi. C’est de là que viennent les interdits. Après, quand on y réfléchit, le tabac fait bien plus de dégâts que le cannabis d’un point de vue médical. L’alcool peut aussi déboucher sur des drames familiaux qui font souvent la une des actualités.
Il y a différentes façons de légaliser le cannabis dites-vous. Concrètement, quelle est votre idée?
Le 17 novembre 2022, le Sénat a adopté une proposition de loi en faveur du développement de la filière du chanvre. Il s’agit d’une filière d’avenir, et le chanvre est d’ailleurs historiquement cultivé en France. Nous sommes le premier pays producteur en Europe. C’est une culture qui s’adapte très bien au réchauffement climatique. Grâce à cette plante, on peut se passer des granulats pour des matériaux de construction plus résistants et étanches. Il y a aussi les cordages, les vêtements, et plusieurs pistes d’avenir. C’est une filière qui est appelée à se développer.
Au bout d’un moment, la question de l’usage de la fleur se posera. Soit nous accentueront les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, soit nous nous tournerons vers une logique plus libérale.

On murmure que les grands groupes pharmaceutiques américains sont prêts à la légalisation du cannabis et à le commercialiser en vente libre. Pour nous, il ne s’agit pas d’un produit banal. Il faut d’abord répondre aux questions suivantes:
A quel âge le cannabis sera-t-il autorisé?
Nous devons définir un âge approprié pour le consommer. Les médecins disent qu’au-delà de 25 ans, la consommation de cannabis n’a pas d’effet sur le développement du cerveau. Par ailleurs, nos seuils de tolérance à cette drogue sont très inégaux. Dans tous les cas, autoriser la substance à 18 ans n’est pas la meilleure solution.
Où vendre du cannabis?
Certains disent que le cannabis se fume comme le tabac et qu’on peut le vendre pareillement. Pour nous, le modèle canadien semble le plus approprié. Ils vendent dans des magasins spécialisés où on demande une pièce d’identité. D’autres suggèrent de le vendre en pharmacie, mais là aussi il y a des limites. Nous sommes convaincus qu’il faut vraiment vendre le cannabis dans des lieux spécifiques. Il n’est pas souhaitable de l’associer à la pharmacie ou aux bureaux de tabac.
Quel sera le prix de vente?
Il est important définir le prix de vente. Si on regarde le tabac, il y a eu une espèce de business parallèle lorsque les prix ont augmenté. Il y a un risque de se trouver dans la même situation avec le cannabis.
En revanche, grâce aux politiques de prévention, on pourra aussi prévenir l’arrivée d’un certain nombre de drogues de synthèse, sources de problèmes de santé.
Si l’Etat impose des variétés de chanvre qui ne répondent pas forcément aux besoins des consommateurs, est-ce qu’on ne continuera pas de remplir les poches des criminels?
Effectivement, c’est un débat. C’est d’ailleurs pourquoi il faut aller voir dans les autres pays. Le modèle qui nous intéresse le plus est celui du Canada parce qu’il y a un contrôle plus sûr. Nous avons aussi la chance d’avoir un sénateur des français de l’étranger qui représente le continent nord américain. Comme il vit au Canada, il a amené des éléments de l’expérience canadienne dans notre groupe de travail. Quand ils ont légalisé, la consommation de cannabis a augmenté dans un premier temps. Selon une étude canadienne, cette consommation a ensuite diminué et est passée en dessous du chiffre d’avant la légalisation. Cela prouve bien que la prohibition n’est pas la solution.

Le taux de CBD légal est de 0,3% de THC. Les producteurs sont obligés de nettoyer la plante pour se conformer à ce taux, mais ça réduit les terpènes et le CBD. Est-ce que les acteurs du marché ne devraient pas participer à l’élaboration de la loi sur la légalisation du cannabis pour avoir quelque chose qui leur correspond?
Tout d’abord, la construction de lois passe par des auditions. Nous avons auditionné des élus et des magistrats. Maintenant, nous allons auditionner la justice-police, les médecins, les universitaires, les sociologues et les associations. Ensuite, nous peaufineront notre texte de loi. Une fois qu’il sera ficelé, nous solliciterons les participants à la table ronde une nouvelle fois pour savoir ce qu’elles en pensent.
Cela dit, à ma connaissance, il n’y a pas de loi parfaite parce que dans la société, il y a des opinions différentes. La loi est une chose valable à l’instant T, et qui est appelée à être retravaillée en fonction des générations. Par rapport à d’autres pays, on traîne un peu la patte. Je crains que des structures du marché libéral avancent beaucoup plus vite et viennent avec des propositions qui mettraient tout le monde en danger. C’est pourquoi il est important que les parlementaires se penchent sur la question et essaient de proposer une loi, avant que nous tombions dans une logique du marché qui nous dépasse.
A un moment, il faut aussi voir la réalité, qui est qu’une partie de la population consomme du cannabis. Faut-il la maintenir dans cette situation illégale ou la sortir de l’illégalité pour mieux faire de la prévention?
Est-ce que le peuple français n’a pas la maturité nécessaire pour faire face à une légalisation plus libre comme l’autoproduction? Faut-il vraiment encadrer?
Il faut d’abord définir ce qu’est la liberté. On peut aussi se croire libre de subir une série de publicités qui nous conduit à consommer des produits que nous n’avons jamais pensé consommé. Nous sommes dans une société, donc il faut faire attention. Je pense que le peuple français est politiquement mature. Il vit dans une société où la publicité peut remettre en cause sa liberté et son jugement.
Dans une république, la liberté est liée à un triptyque: égalité et fraternité. De mon point de vue, la liberté n’a pas de sens sans ce triptyque.
Le taux acceptable de THC au volant est de 1 ng/ml, un taux relativement faible. A côté, une personne risque de perdre son permis le temps d’être jugé. Votre opinion.
C’est vrai que j’ai vu des personnes qui se sont faites arrêtées alors qu’elles n’avaient pas consommé de substance illicite. Je pense que le problème du cannabis CBD et permis de conduire ce sujet relève de la sécurité routière, mais j’avoue que nous devons y réfléchir. Il ne faut pas brûler les étapes, et essayer de se pencher dessus en temps utile. En même temps, il ne faut pas oublier que le but de tout ça c’est d’améliorer la sécurité routière, que ce soit sous l’emprise de l’alcool, de la drogue ou même de certains médicaments. De plus, le permis à point a permis de sauver beaucoup de vies. En attendant, peut-être faut-il revoir les sanctions.

L’Allemagne, pays leader en Europe, avance beaucoup sur le sujet de la légalisation du cannabis. Quand pensez-vous que les choses bougeront en France?
Les choses avanceront. Il y a un mouvement en Europe. A un moment ou un autre, nous suivront ce mouvement. Il peut partir dans les deux sens, mais si on va de l’avant, il ne faut pas faire un retour en arrière. Au Sénat, nous sommes en train de faire notre proposition de loi. Je ne pense pas qu’elle sera votée majoritairement, mais elle lancera le débat. Il semble aussi que dans la majorité présidentielle, un certain nombre de députés n’est pas contre une forme de légalisation. S’il se dégage une majorité à l’Assemblée Nationale, il y a vraisemblablement une grande probabilité que ça débouche sur la légalisation.
Cependant, je ne suis pas sûr que les amis de Jean-Luc Mélenchon et la majorité du président Macron voient la légalisation de la même façon. Ce sera certainement l’objet d’un débat intéressant.
Le mot de la fin
Je ne fais pas partie de la génération qui a écrit sur les murs qu’il est interdit d’interdire. Je suis de la génération d’après. Simplement, j’ai réfléchi là-dessus et je pense que dans la société, on est parfois conduits à interdire. Mais pour la société, quand on interdit, c’est un échec. Aujourd’hui, à l’égard du cannabis, on est en situation d’échec. Il nous faut sortir de là. Le travail qu’on a fait avec mes collègues a conduit à dire que la moins mauvaise des solutions, c’est la légalisation.
Ainsi s’achève notre discussion avec le sénateur Gilbert-Luc Devinaz. Restez avec nous pour plus d’interviews avec les personnalités politiques et acteurs du marché du cannabis légal et du CBD en France.